Identités numériques / identités multiples

Image : FotoliaLa question des identités numériques est aujourd’hui au centre du débat public sur l’utilisation de l’Internet. Elle interroge les effets de la métamorphose numérique sur notre manière de nous présenter à autrui et d’être au monde en cristallisant, dans son versant « sécurité », les craintes liées à l’utilisation frauduleuse de différents services en ligne. Si, de ce point de vue, les problématiques soulevées concernent des thématiques et des disciplines assez éloignées, l’ambition du travail mené au sein de la Chaire est de considérer dans une approche pluridisciplinaire les aspects techniques, réglementaires, économiques et sociétaux relevant des identités numériques.

Dès ses débuts, l’Internet a été perçu à la fois comme un risque potentiel quant à la difficulté d’identifier ses utilisateurs et comme une formidable ouverture sur un nouvel espace public, en permettant de nouvelles formes d’expression politique et en générant de nouvelles opportunités en termes d’accès à l’information. Ainsi, le fait qu’un utilisateur puisse – ou non – se présenter sous de multiples « identités » (« mère », « fan de musique », « demandeur d’allocation familiale », « contribuable ») dans cet espace, a souvent constitué un enjeu central des démarches techniques et législatives dans ce domaine.

Cependant, il convient de prendre la juste mesure de ce qui se joue dans la question des identités multiples, et de souligner qu’il ne s’agit pas simplement de « privacy » si l’on entend par celle-ci uniquement la préservation de l’intimité  individuelle.

Pour bien saisir ces enjeux, il faut rappeler, en suivant en cela une longue tradition philosophique, que l’individu peut être abordé de deux manières. D’une part, il peut être perçu comme le résultat d’une identification ; on considère alors que la personne est définie une fois pour toutes, comme la somme de ses différentes caractéristiques telles que l’état civil, la profession, le statut social, etc. (en sciences informatiques, ces caractéristiques formelles sont appelées « attributs »). On définit alors l’individu de l’extérieur et comme identique à lui-même, sous le terme d’identité-idem. D’autre part, on peut considérer que l’individu est d’abord un rapport à soi-même, que ce rapport est essentiellement un processus, une dynamique tournée vers l’avenir ; et que l’individu ne peut être saisi de manière pertinente en dehors de toute considération sur l’horizon de sens qui s’ouvre à lui. Cette identité-ipse est en cela irréductible à la définition « de l’extérieur » telle qu’évoquée ci-dessus. L’enjeu fondamental de cette distinction entre idem et ipse est alors la possibilité pour l’individu de conserver une certaine initiative sur sa propre construction.

Sans cette initiative, sans la possibilité d’opérer des choix y compris dans la manière de se présenter à autrui et ainsi ne pas être soumis à la visibilité totale, c’est l’autonomie même de l’individu qui risque d’être remise en question. Par exemple, le croisement des données personnelles entre les différents contextes (relations amicales, contacts professionnels, données médicales) sans tenir compte de  la spécificité de chacun d’entre eux, conduit à réduire l’espace dans lequel l’individu peut se construire. Or aujourd’hui, en raison de développements technologiques récents comme l’Internet des objets les occasions de tels croisements, qui sont susceptibles de conduire à une mise en surveillance des actions des individus, se font de plus en plus nombreuses.

La préservation de cette initiative de l’individu est également cruciale pour qu’il puisse agir en tant que citoyen. On peut en effet se demander si ce croisement des données personnelles ne risque pas de constituer un frein à l’exercice de certaines formes de libertés publiques et en premier lieu la liberté d’expression. Plus fondamentalement encore, le croisement des données et le profilage qui l’accompagne comportent un risque réel d’enfermer la personne dans des bulles informationnelles certes de plus en plus personnalisées, mais susceptibles de remettre en cause le « référentiel commun » nécessaire à la constitution du lien social.

En ce sens, préserver la possibilité pour un même individu de disposer de plusieurs identités numériques est un enjeu qui va bien au-delà de la simple protection de la « vie privée ». Cet enjeu touche à notre sens à la possibilité de cultiver des espaces de différences existentielles, et par-là même, des sociétés démocratiques.

Armen Khatchatourov
Ingénieur de recherche à Télécom Ecole de Management et membre de la Chaire et
Pierre-Antoine Chardel
Professeur de philosophie sociale et d’éthique à Télécom Ecole de Management et membre fondateur de la Chaire

 

Commentaires Clos.