
L’articulation entre surveillance, sécurité et libertés est transformée par les nouveaux outils disponibles à l’ère digitale ; elle emporte des enjeux encore plus puissants en temps de crise comme celle de la Covid. C’est dans ce cadre que la Chaire VP-IP a été partenaire, le 10 décembre 2020, de la séance du séminaire « Socio-philosophie du temps présent. Enjeux épistémologiques, méthodologiques et critiques » de l’EHESS [1], portant sur la question de la surveillance, de la sécurité et des libertés en temps de crise [2].
Cette séance a réuni, virtuellement, plus de soixante participants sur trois heures autour d’intervenants d’horizons différents : la cybersécurité et l’intelligence économique avec Olivier Hassid, le droit public et son évolution avec Caroline Lesquesne-Roth, les enjeux éthiques, sociologiques et philosophiques avec Pierre-Antoine Chardel, les questions épistémologiques et de philosophie politique avec Valérie Charolles. Car c’est bien la marque de fabrique de ce séminaire de recherche tenu depuis quatre ans à l’EHESS, et co-animé par Pierre-Antoine Chardel et Valérie Charolles, que de faire dialoguer différentes disciplines et de nouer des perspectives de compréhension communes. Ce dialogue doit être pluridisciplinaire mais également multi-échelle, allant de la personne au monde et des entreprises aux États. Cette approche recoupe les préoccupations de la Chaire Valeurs et Politiques des Informations Personnelles depuis sa fondation en avril 2013.
Dans sa communication « Du biopouvoir à la Gorgone : Réflexions sur le pouvoir à l’ère digitale », Caroline Lequesne-Roth, maître de conférences en droit public à l’Université Côte d’Azur, a mis deux points principaux en exergue. Celui du consentement à l’ère numérique tout d’abord. La période récente a en effet été marquée par le développement de méthodes de traçage sans consentement, ou avec des consentements contraints, tels en Chine ou en Pologne. Toute la question est de savoir si cette transformation va s’inscrire dans la durée, créant une nouvelle ligne de partage, aux frontières renouvelées, entre pays respectueux des libertés et pays qui ne le sont pas. Le second point concerne les formes du pouvoir à l’ère numérique. Si le contrat social trouve son fondement dans la relation entre le citoyen et l’État, l’ère digitale a été l’occasion d’une complexification des relations de pouvoirs. L’on a pu croire passer « de la pyramide aux réseaux » mais, en pratique, la domination des GAFAM a créé une nouvelle « verticalité », donnant à ces acteurs « un pouvoir de surveillance autonome », dont on ne voit encore que les prémices si l’on pense aux objets connectés. C’est là une mise à l’épreuve de la philosophie du droit. Elle doit de ce fait s’investir sur des terrains nouveaux, notamment les standards techniques à l’œuvre dans le traitement des données.
Olivier Hassid, expert en cybersécurité et fondateur de la revue Sécurité & Stratégie a, pour sa part, mis en lumière les problèmes conceptuels, méthodologiques et stratégiques posés par le projet de loi de sécurité globale [3]. L’objet n’était pas ici l’article 24 du projet de loi débattu à l’époque (sur la diffusion d’images permettant d’identifier les forces de l’ordre en action), mais la distinction de nouveaux espaces en termes de sécurité. Les pays développés ne font pas l’objet d’un nombre d’homicides comparable aux pays connaissant une violence endémique, mais des phénomènes rares et traumatisants (des meurtres de masse) y créent une atmosphère d’insécurité. Face à une telle situation, Olivier Hassid a relevé que la culture de l’évaluation n’était pas suffisamment prégnante en France : dans le projet de loi, les pouvoirs publics prévoient de renforcer les pouvoirs des polices municipales alors que l’évaluation menée par la Cour des comptes dans son rapport d’octobre 2020 se montre critique quant à leur efficacité, au regard de celle des acteurs nationaux de la sécurité que sont la police et la gendarmerie. Oliver Hassid a souligné également l’absence de réflexion sur la cybercriminalité. À des forces de l’ordre nationales déployées sur le terrain devraient répondre des forces en nombre dédiées à la cybercriminalité, car il s’agit de la nouvelle forme de criminalité, internationale, à laquelle sont exposées tant les personnes que les entreprises, et possiblement les États.
Pierre-Antoine Chardel et Valérie Charolles ont ensuite exposé le travail collectif mené avec Mireille Delmas-Marty, professeure honoraire au collège de France et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, à propos de l’application Stopcovid, qui avait été l’objet d’un éditorial des chercheurs de la Chaire en avril 2020 [4]. Leur travail, mené avec Asma Mhalla, consultante en économie numérique (Sciences-Po) puis avec Eric Guichard (laboratoire Triangle, ENS-Lyon) a donné lieu à une note de l’Académie des sciences morales et politique [5]. On en retiendra ici trois points principaux : la personne humaine n’est pas réductible à ses interactions sur les réseaux, y compris par le simple fait que certains n’ont pas accès aux « téléphones intelligents », n’étant pas pour autant moins concernés que d’autres par la pandémie ; deuxièmement, l’idée que l’on puisse contrôler une épidémie comme la Covid par les moyens de la technique relève d’une illusion techniciste, car ce n’est qu’un ensemble de mesures qui peut y parvenir ; enfin, les démocraties avancées se caractérisent par leur capacité à veiller à ce que les atteintes aux libertés soient, à la fois, les plus limitées possibles face à des situations de crises et décidées selon les procédures usuelles.
Le débat avec les participants et en particulier les acteurs économiques a montré combien ces questions sont prégnantes, nous concernant à la fois en tant qu’êtres humains, parties prenantes d’entreprises et citoyens. Construire de la confiance dans un univers qui s’y prête difficilement est une quête qui suppose des questionnements fins mais aussi des réponses adaptées, y compris pour les entreprises.
Pierre-Antoine Chardel, professeur de sciences sociales et d’éthique à IMT-BS, co-fondateur de la Chaire VP-IP, chercheur à l’IIAC (EHESS/CNRS)
Valérie Charolles, chercheure en philosophie à IMT-BS, membre de la Chaire VP-IP, chercheure associée à l’IIAC (EHESS/CNRS).
[1] https://enseignements.ehess.fr/2020-2021/ue/474
[2] https://cvpip.wp.imt.fr/2020-2021-socio-philosophie-du-temps-present/
[3] https://www.lefigaro.fr/vox/politique/la-loi-securite-globale-ne-repondra-pas-a-l-insatisfaction-des-francais-vis-a-vis-de-leur-securite-20201123
[4] https://cvpip.wp.imt.fr/2020/04/10/urgence-sanitaire-situation-exceptionnelle-quelles-garanties-pour-nos-droits-fondamentaux/
[5] https://www.lefigaro.fr/vox/politique/la-loi-securite-globale-ne-repondra-pas-a-l-insatisfaction-des-francais-vis-a-vis-de-leur-securite-20201123 ;